Amère bière
- roxaneduboz
- 16 nov. 2015
- 5 min de lecture

Vingt-trois heure, le temps venu pour boire un dernier verre, avant de s’en aller. Je suis avec elle et le café est rempli de monde.
J’aborde le serveur derrière son comptoir pour savoir s’il a du Picon. J’ai particulièrement envie d’un Picon dans ma dernière bière, ce soir. Le cœur joyeux et porté par l’ivresse légère. Mais il n’en a pas. « Un Amer alors ? »
L’Amer, une liqueur d’Alsace, liquide foncé et lourd aux accents d’orange, de sucre et d’amertume.
Et c’est là qu’un ami d’abord entraperçu, dans un coin du café, s’avance précipitamment vers moi et me glisse : « Toi qui vis à Paris, tu dois savoir que …»
Ensuite, tout s’enchaîne. Comme dans un film un peu raté. La farandole des messages, quelques appels, ceux qui me pensent exposée. Mais je suis à Belfort. Je suis encore à cette table, éberluée, tout s’est figé autour, les gens de l’autre table qui rient encore et dialoguent en Anglais. Ils ne savent pas… Et nous ne savons rien non plus alors brusquement elle se lève, prend les devants, on ne peut plus rester là les deux dans ce café à cette table à parler tout cela est absurde, absurde, allons nous-en. Mais il y a cette bière apportée par le serveur que je n’ai pas vu, cet Amer, ironie, l’alcool absurde dans un beau verre, où flotte une tranche de citron.
Et ensemble nous avons bu la liqueur amère, englouti sans plaisir le liquide froid, très vite avant de se jeter dans la rue. Et dans l’effroi.
Il y eu nos pas rapides sur les pavés, elle a fumé nerveusement sa cigarette et je l’ai serré fort dans mes bras. Il y eu la course, conduire très vite au son de la radio, tous les mots sont absurdes, ils parlent de ma ville, ils disent que cela s’est passé, encore une fois. Il y eu la télévision, le regard rivé, de longues minutes, toutes les images sont violence, nuit, et froid, ils filment mon ancien quartier, le président a la voix qui tremble.
Et puis ils disent que les frontières sont fermées. « Tu as entendu, les frontières… » Nous savons que cela ne durera pas, que l’acte est fort mais temporaire, mais je pense à lui en Espagne, qui en ce moment pense à moi à Paris. Séparés, empêchés. L’espace d’une nuit, celle où le rêve n’est pas permis.
Nous attendons, fébriles, un bilan qui ne vient pas, un assaut, les chiffres arrivent finalement, ils sont hauts, ils sont faux, corrigés, allégés, alourdis encore.
Et doucement nous rendons grâce, au moment où les images maintes fois revues se chargent de sens, où la réalité s’installe. Dans le silence du salon nous nous regardons. Des hommes ont tué. Ils ont tués bien plus qu’il y a dix mois. « Ca commence… »
Une cigarette encore. Dans la rue, un petit chat noir trottine dans la lumière des lampadaires. Je ne l’ai encore jamais vu.
Sous les épaisses couvertures, il me manque. C’est bien plus qu’un besoin, cette nuit, de sentir son corps contre le mien. Dans la nuit, les yeux ouverts, je frissonne dans le grand lit, froid de mes semaines d’absence. Je vis à Paris désormais. Je retourne à Paris dans quelques heures.
Les pensées s’entrechoquent. Si des hommes n’ont pas peur de mourir et veulent nous tuer, ils le peuvent. Rien ne s’oppose à la volonté humaine. Aucun mur, aucune loi, aucune nation. Ils peuvent nous tuer encore, encore plus, plus tard. Nous ne l’empêcherons pas, c’est impossible. Je pense à la guerre. Je ne sais pas ce que serait la résistance dans cette guerre. Cette nuit, je n’ai pas envie de résister. Je n’ai même pas envie de parler, de penser quelque chose de construit. Je pense, pour la première fois de ma vie, que LE COMBAT POLITIQUE NE SERT A RIEN. Quelque chose vient de mourir à l’intérieur de moi. Bonjour, tristesse.
Mes rêves ne sont pas d’accord. Mes rêves essayent de résister. Je me retrouve en plein Paris, lors d’une manifestation : je suis avec elle, nous avançons dans la foule, je tiens à la main un ample drapeau tricolore, il comporte des inscriptions que je n’arrive pas à déchiffrer.
Au réveil, je m’interroge, je vais chercher le nombre, combien de morts ce matin. « Beaucoup trop ». Mon père répond d’une voix désolée. Je me plante devant la télévision, nous la regardons en famille. Les autres pays solidaires, les soutiens, le deuil national. Sur nos réseaux sociaux, un immense mouvement de peine, je vois mes amis pleurer et panser de leur mieux leur pays qui saigne. Je lis des messages d’espoir déjà, de force, de résistance. Et ça ne prend pas. Je n’y arrive pas. Je suis prête à vivre avec l’idée de la menace, de la peur, de la guerre, et je ne trouve pas de solution à cet affreux constat. Je suis simplement triste, résignée, j’ai balancé les armes de la lutte, elles se sont fracassées sur mes idéaux et le pire, c’est que ça n’a fait aucun bruit.
Après le repas, nous allons passer un moment en famille. Tout le monde est bien content de me savoir « plutôt ici que là-bas ». Je souris ou soupire selon leurs dires, je ne m’inquiète même plus de sentir monter, bientôt, si proche, l’âpre odeur des pires idées politiques, portées par des médias qui alimentent les peurs dans un village si petit, si lointain, qui ne verra jamais l’ombre d’une kalachnikov.
Ma tante pose une bougie à la fenêtre, le soir tombé. Je regarde sa lueur qui me rappelle celle qui portait le nom de Charlie, il y a dix mois.
Ma cousine est là, elle aussi. Elle est venue avec son bébé, un nouveau né que je vois pour la première fois. Je le porte dans mes bras, après avoir photographiée ma sœur avec lui. C’est délicat, un bébé, j’ai presque peur de le casser. Si petit et si fragile, la peau presque transparente sur la tête minuscule. Comme quelqu’un s’en va, tout le monde se dirige vers l’entrée pour dire au revoir, et l’espace de cinq petites minutes, je reste seule avec lui. Si petit, il dort. Il respire régulièrement, et je regarde, fascinée, ses lèvres fines, son nez, et toutes les microscopiques parties de son visage. Raphaël. L’enfant porte le nom d’un peintre.
Je n’ai pas réussi à penser plus de cinq minutes que cet enfant allait grandir dans un monde de chaos, qu’il allait souffrir et connaître la guerre. J’ai vu ensuite, surtout, un bébé magnifique, fait avec beaucoup d’amour. Et j’ai eu l’envie d’aimer plus que je n’avais jamais aimé. Aimer ses amis, aimer les autres quels qu’ils soient, l’aimer lui toujours plus, aimer l’amour et faire l’amour, diffuser l’amour, penser avec l’amour, opposer à toute barbarie l’amour, être amour de toutes les façons possibles, dans les plus petits gestes du plus banal des quotidiens. Je tenais la solution de cette immense tristesse entre mes bras, le ciment qui me ferait reconstruire des murs, ou plutôt des ponts !
J’aimerais refaire le rêve de la nuit passée. Je dois vérifier ce qu’il était écrit sur le drapeau français.
Lien vers l'article original : Le 19.29
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