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Juste avant

  • roxaneduboz
  • 7 janv. 2016
  • 4 min de lecture

Aujourd’hui, tous nos médias ne nous parlent que de ça. Charlie, il y a un an. Alors bien sûr on se rappelle, on se remémore ce que fut cette journée si particulière. Au-delà de l’émotion collective, de cette belle ferveur partagée quelques jours plus tard dans les rues de Paris, nous avons tous « notre » 7 janvier. Le moment où l’on a su : qui peut prétendre avoir oublié ce qu’il faisait juste avant? L’intime brusquement projeté dans le collectif, les petites histoires entremêlées à la grande Histoire de la France.

Aujourd’hui je me souviens d’une matinée au goût de bonheur, trop vite teintée de noirceur. Une bulle brisée parce que l’indifférence était impossible ; quoi que nous faisions ce jour-là, nous sommes devenus Charlie, propulsés malgré nous dans la violence du monde. Ce texte est un souvenir retrouvé, à peine modifié, qui dit l’insouciance avant l’effroi, qui parle d’amour, qui parlera peut-être à d’autres qu’à moi. C’était mon 7 janvier, juste avant : et vous, que faisiez-vous ce jour-là?

Ce matin est le nôtre. Depuis de longs jours nous l’attendons, le moment de douceur à deux, le réveil ensemble qui vient après la nuit. La paresse est chaude comme nos ventres qui sortent du sommeil, nos mains se frôlent et les corps se trouvent dans une allégresse tranquille ; et je pense alors que le bonheur peut être si simple… Les paroles sont joyeuses et le café se prépare. Dehors le ciel est gris de janvier qui commence. Mais pas de pluie.

Juste un peu, un peu plus de vingt ans, nous sommes éternels. Notre histoire qui commence n’a pas de nom. Elle a la fraîcheur de ma jeunesse et la beauté de son pays, elle ressemble à ce matin qui est le notre, au bord du très grand lit. Onze heures, le temps de s’aimer. Les heures défilent dans la capitale, de l’autre côté de la fenêtre. Pas de projet, et puis le lent appel de la faim qui viendra nous faire glisser hors des draps.

« Est-ce que tu as peur de la mort ? » m’avait-il demandé cette nuit-là. Étendus l’un à côté de l’autre, juste après, on se disait des promesses et des mots d’amour sans parler. Je l’avais bien compris, tout ce que nous faisions ensemble n’était alors que beauté, et c’était cela, le contraire absolu de la mort. A deux on changeait le monde, en silence, toutes les nuits.

Dans la salle de bain, j’ai pour habitude d’écouter la radio. Depuis toujours si l’on peut dire, petite déjà je m’amusais de ma mère qui chantonnait sur les airs populaires en faisant sa toilette. Elle aimait à dire que la journée y gagnait en couleurs. C’est un auteur que l’on reçoit maintenant dans l’émission culturelle de cette heure-là, je ne le connais pas mais curieuse, je retiens les titres des œuvres, écoute les citations de Césaire qu’il lit aux auditeurs, je me laisse porter par un flot de mots comme coule l’eau sur la faïence, blanche. Et ce faisant j’agrandis d’une couleur noire mes yeux verts dans le miroir. C’est si bon. Hier soir encore nous avons lu ensemble la poésie de Garcia Lorca, écouté les chansons qui disent la Méditerranée, et la liberté. L’homme de lettres dit soudain quelque chose justement sur la liberté, la liberté d’expression. Il insiste sur ce terme, liberté d’expression, il semble plus sérieux, ne parle plus des voyages en caravelle et des soleils du bout du monde. Il fait référence à « ce matin ». Il est midi passé déjà.

Dans le miroir, les sourcils se froncent légèrement.

Je termine toujours par le parfum. Cette petite préparation n’a pas d’utilité sinon celle de lui plaire, on ne sortira peut-être même pas aujourd’hui ou si peu, mais c’est pour lui plaire plus encore, être belle, apprêtée, amener sur moi un peu plus de lumière. Je termine par le parfum et choisis le flacon qu’il m’a offert, quelques jours avant Noël et sans raison. Le parfum porte le nom d’une île du Pacifique et il l’a pris uniquement pour cela, sans le connaître, juste parce qu’il m’avait dit un jour que j’étais une plage et qu’il était la vague : il aimait bien ce genre de phrases, un peu convenues un peu naïves, toujours dites en riant mais qu’on retenait mine de rien, qu’on notait parfois. « Un jour, nous écrirons un livre ensemble ». Le parfum sent bon, néanmoins. C’est le tout premier cadeau, et il me semble à présent que ce sont nos jours et nos nuits, et surtout cette nuit passée, cette grande nuit toute petite, que je tiens dans ma main ; une nuit en forme de sphère, une nuit à l’odeur de musc et de mangue, une nuit qui porte le nom d’une île.

L’émission s’achève et le parfum tient dans la main, suspendu …

Car ce n’est pas l’heure, ce n’est pas le moment, et pourtant, un homme prend la parole, la voie est rapide, grave aussi, il revient sur cette matinée. C’est le matin de Paris hors de la chambre aux rideaux fermés. C’est le matin de Paris qui sera un nouveau matin du monde. Il prononce quelques mots, quelques mots à peine. Dans le miroir je rencontre mes yeux maquillés, dans un éclair noir. L’équilibre se perd dans les terribles mots, les heures d’avant s’éloignent, si vite… Et aujourd’hui se fige dans l’Histoire sans retour.

Le flacon glisse et tombe sur le carrelage froid.

« C’est presque une rédaction entière qui a été décimée. Douze morts sont à déplorer après l’attaque à l’arme automatique qui a eu lieu ce matin au siège du journal. Les terroristes, deux hommes cagoulés, ont invoqué le nom du prophète. » Brisé.

Lien vers l'article original : Le 19.29

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